Madame Yvonne? (2) Vous m'en direz des nouvelles...
Vivre dans la rue, comme un long jour sans fin. Et sans montre. Impossible de vous raconter Madame Yvonne en respectant le sens des aiguilles de la toquante. Des bribes. Des pièces du puzzle dans ma mémoire, oui. Autant jeter tout cela sur papier, par à coups, puis un jour peut-être, remettre tout dans l’ordre. Et puis qu’est-ce que cela signifierait : raconter la monotonie d’une vie monocorde en commençant par le début? Il aurait fallu que je le connaisse, d’abord, le début.
Raconter des petits bouts. Quelques pièces du puzzle à verser au dossier.
Ce jour-là, le soleil irradiait la longue allée un peu raidie par l’hiver, celle qui mène du boulevard au parc. Madame Yvonne était en ombre chinoise, dans la découpe de la Porte cochère, où le vent souffle fort. Allez seulement lui expliquer que c’est pas en se pointant là qu’elle allait perdre son rhume! Mais bon… c’est de là qu’on voit tout ce qui se passe sur le boulevard. Et le spectacle des bourgeois qui passent vaut bien un rhume perpétuel, non?
En arrivant, je croise un drôle de couple, clopin-clopant sur les vieux pavés. A vrai dire, un trio. Elle tient une caméra, lui un micro, et puis il y a aussi la chaise. Une vieille chaise savamment râpée par le travail du temps, comme on en trouve des fausses rue Haute, pas loin. Ils m’alpaguent. Ca tombe bien, je n’ai pas envie d’aller travailler.
« Bonjour, on fait un reportage sur le bonheur…». « C’est qui, c’est quoi, ça passe quand, qu’est-ce que vous allez en faire…? ». Passée ma méfiance naturelle, je craque et on m’installe sur la chaise, en plein air. J’ai à peine le temps de dire ouf, de penser à un truc - vite trouver une idée! - que le monsieur tend déjà l’eskimo électrique, et la demoiselle, la mini-caméra: « OK, ça tourne! Racontez-nous un petit bonheur… ».
Et je raconte celui du jour. Avoir croisé le regard d’une jeune femme dans la froideur du matin. Avoir senti mon cœur se serrer quand soudain elle m’a fixé. Avoir respiré un grand coup d’air pour tenter de me ressaisir. Et en une fraction de seconde avoir pris dans les poumons son parfum à elle, piégé dans le sillage de ses pas. Rester là, comme enivré… Une seule prise, c’était bon. Merci, au revoir. Au suivant.
A propos de suivant, je leur suggère avant de les quitter de tendre la perche à celle qu’ils ont sans doute dépassée tout à l’heure sans vraiment la voir. La petite dame qui pointe son nez humide sur le boulevard, assise sur la pierre bleue, entourée de ses sacs en plastique remplis de mystères. Sourire un peu gêné de leur part. Je les regarde remonter l’allée et dépasser à nouveau Madame Yvonne, sans s’arrêter.
Plus tard, je lui expliquerai: le film, la question, le bonheur… Et elle de me parler alors de Paul Fort et de me réciter ce poème :
« Le bonheur est dans le pré
Court y vite, court y vite
Le bonheur est dans le pré
Court y vite il va filer
Si tu veux le rattraper,
Cours-y vite, cours-y vite.
Si tu veux le rattraper,
Cours-y vite, il va filer »
[A suivre… si vous le voulez toujours. Épisode précédent paru le 20/09/2006 ]